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INTERVIEW : Chuck Smith, développeur d’Amikumu

INTERVIEW : Chuck Smith, développeur d’Amikumu

Espérantiste convaincu, à l’origine de la version en espéranto de Wikipédia et des cours d’espéranto de Duolingo, Chuck Smith a accepté de répondre à nos questions lors de son passage à Toulouse pour présenter Amikumu, une nouvelle appli pour trouver facilement des tandems linguistiques.

Chuck Smith, d’où venez-vous ?

Je suis de Harrisburg, Pennsylvanie, aux États-Unis. C’est sur la côte Est, un peu au sud de New York.

 

Avez-vous toujours été intéressé par les langues ?

Oui, tout à fait. Ma mère était interprète en langue des signes américaine et elle m’en a enseigné les bases. Ensuite, probablement à cause de ça, j’ai développé une certaine inclinaison pour les autres langues. Puis j’ai appris l’espagnol à l’école.

 

Seulement l’espagnol ?

C’était une petite école, ils ne proposaient pas d’autres langues étrangères que l’espagnol. En fait, je voulais apprendre l’allemand, ce qui est assez drôle puisque maintenant je vis en Allemagne. La plupart des autres langues que je pratique, je les ai apprises en autodidacte, à l’exception du français, pour lequel j’ai pris des cours intensifs. Je parle donc anglais, bien sûr, l’espéranto couramment, l’allemand très bien, et je me débrouille en français, en espagnol et aussi en néerlandais car j’ai vécu un an à Rotterdam.

 

Et donc vous vivez à Berlin. Pourquoi cette ville ?

En fait, j’ai d’abord déménagé à Heilbronn, dans le sud de l’Allemagne. Je suis allé là-bas parce que c’est là que des chercheurs travaillent sur la technologie derrière Wikipédia. Plus tard on m’a proposé un emploi à Berlin pour développer un réseau social pour les joueurs de poker. Je suis tombé amoureux de la ville et je suis resté. Ça fait maintenant dix ans que je vis là-bas. C’est un lieu très riche culturellement, notamment en ce qui concerne les cultures alternatives. Pour une grande ville, ce n’est vraiment pas cher. Et Berlin compte de nombreuses start-ups. Pour moi, c’est la ville parfaite.

 

Pourquoi avez-vous appris l’espéranto ?

J’écrivais un essai sur la manière dont les ordinateurs pouvaient apprendre les langues, et je suis tombé sur un exposé qui était traduit via l’espéranto. Donc si vous voulez traduire par exemple du catalan à l’occitan, vous passez par l’espéranto parce que… bon, ce n’est pas un bon exemple parce qu’il y a des dictionnaires catalan-occitan évidemment, mais si vous vous tournez vers des langues plus obscures, il n’existe pas de dictionnaire. Aussi l’idée était de tout traduire via l’espéranto. Et j’ai trouvé que c’était un concept intéressant. Ensuite j’ai découvert Pasporta Servo, un réseau international d’hébergement pour les Espérantistes, et j’ai pris un cours en ligne. Je me suis dit, je vais essayer, peut-être que c’est quelque chose de stupide, mais si c’est intéressant, je découvrirai peut-être un tout nouveau monde.

 

Comment expliquez-vous le succès de l’espéranto, par rapport à d’autres langues artificielles ?

Je pense que l’idéologie originale derrière l’espéranto a rendu les gens plus passionnés. Je dirais que c’est un peu comme si l’espéranto avait un supplément d’âme par rapport aux autres langues construites. Je pense aussi que quand [Ludwik Lejzer] Zamenhof a conçu l’espéranto, il a vraiment soigné sa dimension artistique, en traduisant de la poésie, en traduisant l’Ancien Testament, ce qui a permis de véritablement donner vie à l’espéranto et d’en faire une langue pleinement opérante.

 

Le ConLang, c’est-à-dire le fait de créer des langues, est une pratique de plus en plus courante dans la fiction populaire depuis Tolkien. Comme vous le savez, Tolkien lui-même s’est intéressé à l’espéranto, avant de finalement s’en détourner car il estimait que toute tentative de créer une langue internationale ne pouvait qu’échouer, puisqu’une telle langue n’aurait pas d’histoire. Qu’en pensez-vous ?

C’est vraiment intéressant parce que si vous prenez les choses d’un point de vue européen, l’espéranto ne semble pas avoir un long passé, mais si vous regardez les choses d’un point de vue américain, 1887 [NdR : date de naissance de l’espéranto], c’est très lointain. Tout dépend donc de la perspective que vous adoptez. Selon moi, nous créons tout simplement notre propre histoire. Lorsqu’il y a des rencontres d’Espérantistes, tout le monde vient avec sa langue et son accent d’origine, et, vers la fin de la semaine, on essaie de parler avec un accent neutre. Et toutes ces rencontres annuelles font émerger une véritable culture. Beaucoup d’Espérantistes ont écrit des œuvres littéraires ou musicales. On voit une évolution, parce que c’est quelque chose de nouveau, il n’y a pas d’autre langue construite qui ait atteint un tel degré de développement. C’est intéressant de voir comment nous pouvons continuer à développer l’espéranto à l’avenir.

 

Vous avez représenté l’Association mondiale d’espéranto aux Nations Unies. En quoi consistait votre rôle ?

Je n’ai pas fait ça très longtemps, seulement une année. J’ai assisté à quelques réunions à l’ONU. C’était surtout nos rapports avec les autres organisations qui étaient importants. On n’avait pas l’impression d’avoir de lien direct avec l’ONU, mais plutôt avec les autres ONG à l’ONU. Mais en fait, tout ça, c’était il y a douze ans, je ne me souviens pas trop des détails.

 

Vous avez aussi voyagé dans 14 pays. Est-ce que vous pouvez nous parler de cette expérience ?

J’ai voyagé un mois au Brésil, le long de la côte, et cinq mois en Europe. Je n’étais pas à l’hôtel, j’étais chez l’habitant, et c’est vraiment fascinant comme expérience, parce qu’on est tantôt hébergé par un étudiant, tantôt par une famille, et donc on découvre la vie locale selon diverses perspectives. C’est vraiment plus intéressant que d’être à l’hôtel où on est seul, on ne voit que le côté touristique et on reste entre voyageurs. Mais avec l’espéranto, on bénéficie d’un réseau d’hébergement, et on peut voir comment les gens vivent dans le pays, qu’ils soient étudiants ou un couple de retraités. Cela vous donne une meilleure vision des contrées visitées que de voyager sans l’espéranto. Les seules fois où j’étais dans un hôtel, c’était pour aller à une manifestation espérantiste. En six mois, je suis resté dans un hôtel une fois seulement parce que je devais prendre un avion et l’horaire de vol posait problème. Mais sinon, j’étais toujours hébergé par des Espérantistes. En fait, quand vous rencontrez des gens dans des manifestations espérantistes, il arrive souvent qu’on vous dise par exemple : « Hey, si tu vas à Heilbronn, tu peux venir et rester chez moi. » C’est un grand réseau. C’est aussi pour ça que je travaille sur Amikumu, parce que tout le monde n’a pas la possibilité de venir à ces manifestations, mais avec Amikumu vous pouvez entrer en contact avec ce réseau quel que soit l’endroit où vous voyagez. Grâce à ce périple au Brésil et en Europe, j’ai pu connaître beaucoup de gens, et maintenant je donne la possibilité à tout le monde d’avoir une expérience similaire.

 

Vous avez aussi développé une autre appli, Eklaboru. De quoi s’agit-il ?

C’était un site de recherche d’emploi en espéranto, mais ce n’était pas le bon moment pour le lancer. Maintenant, depuis un an ou deux, on assiste à l’émergence de l’ère des entreprises espérantistes. Et j’ai créé ce site d’emploi dix ans avant que ce ne soit vraiment utile. (rires)

 

Et Amikumu ? Pouvez-vous nous en dire plus ?

En fait, quand j’étais au Brésil en 2002, j’avais déjà dans l’idée de créer un genre de GPS pour trouver des Espérantistes possédant également le même genre de GPS et vivant dans les environs. Mais à l’époque, une telle technologie coûtait si cher que chaque Espérantiste aurait dû acheter un appareil à 300€, et bien sûr cela n’aurait jamais marché. Ensuite il y a eu le premier iPhone, et je me suis dit, ça, c’est intéressant. Désormais il y a aussi toutes ces personnes qui apprennent l’espéranto sur Duolingo et qui n’ont pas de contact avec la communauté, et souhaitent se connecter aux autres. Et maintenant il est possible de créer un outil pour ça, parce que presque tout le monde a un smartphone, et c’est comme avoir un GPS dans la poche. J’ai donc contacté Evildea, un Youtuber australien, dont la chaîne Youtube est la plus suivie en espéranto. Je crois qu’actuellement il a 6000 abonnés. On se connaissait depuis quelque temps et j’ai partagé avec lui mon idée de créer une appli pour trouver des gens parlant l’espéranto. Il m’a dit : « J’avais justement prévu de me rendre à une réunion d’investisseurs pour obtenir des fonds pour la même idée. » Nous nous sommes rendu compte que si nous avions la même idée au même moment, cela signifiait qu’il y avait une demande pour ça. On s’est donc dit qu’on devrait lancer une campagne de financement participatif sur Kickstarter et voir si les gens voulaient contribuer. On pensait que cela nous prendrait un mois pour atteindre 8500€ et on a obtenu cette somme en vingt-sept heures. Et à la fin du mois, on avait réuni 26 000€, donc nous avions un budget pour développer l’appli. On a une équipe de six personnes, et notre argent est limité, alors nous commençons à chercher de nouveaux investisseurs. C’est un peu pour ça que je suis ici.

Nos contributeurs appartiennent à la communauté espérantiste mais aussi à la communauté polyglotte. J’ai aussi organisé quelques événements polyglottes, c’est pourquoi nous connaissons pas mal de personnes dans cette communauté. J’organise notamment le Polyglot Gathering à Berlin. Lors de la dernière édition, on avait 350 participants venant de 50 pays différents. En moyenne, ils parlaient six langues. Ils sont aussi très excités à l’idée de pouvoir trouver des locuteurs de langues rares. Par exemple, si quelqu’un veut rencontrer un locuteur pashtoun, comment faire ? Toutes ces personnes qui apprennent différentes langues veulent pouvoir les pratiquer dans la vraie vie. Le but d’Amikumu est donc de rendre vivantes ces langues qu’on apprend. Nous avons commencé ce projet parce que nous avons vu qu’il y avait une vraie demande de la part des Espérantistes pour trouver d’autres locuteurs d’espéranto près de chez eux, et comme chaque Espérantiste est par nature bilingue, nous essayons aussi de créer une communauté avec toutes les langues du monde. En ce moment, nous sommes dans la phase bêta du projet, et nous avons plus de 300 bêta-testeurs. Les gens sont déjà en train de se rencontrer grâce à l’appli. J’ai entendu parler d’une personne qui a ainsi pu faire la connaissance de quelqu’un habitant à 60km de chez lui, et ils ont pu se rencontrer à mi-distance. C’est vraiment intéressant d’entendre les histoires de ces gens qui sont déjà en train de se faire de nouvelles relations grâce à Amikumu, alors que l’appli n’est pas encore disponible au public.

 

Quand sera-t-elle disponible ?

Elle le sera en avril, mais seulement pour les Espérantistes au début, pour que nous puissions apporter des améliorations si nécessaire avant d’ajouter d’autres langues. Et ensuite on ajoutera chaque nouvelle langue une par une pour créer de nouvelles communautés. Nous avons vu beaucoup de tentatives de création d’appli pour entrer en contact avec d’autres personnes, selon les centres d’intérêts ou les langues qu’on veut pratiquer, et le problème est toujours que ces applis ont du mal à étendre leur nombre d’utilisateurs. C’est pourquoi on étend la communauté d’Amikumu petit à petit. D’abord, on stabilise le programme pendant la phase bêta, puis on le rend disponible pour les Espérantistes, qui sont plus indulgents avec les problèmes que le système peut avoir, et on continue en le rendant disponible à toujours plus de monde. L’an prochain, on compte aussi ajouter la possibilité de trouver des gens par centre d’intérêt, donc vous pourrez trouver un partenaire de couture ou d’échecs par exemple. Ce sera une fonction séparée des langues.

 

Est-ce à dire qu’Amikumu entrera en concurrence avec des applis comme Meetup ?

Meetup est plutôt destiné à des rencontres en groupe, et, nous, nous nous focalisons sur des rencontres entre deux individus. Par exemple, vous vivez à New York ou peut-être, disons plutôt Philadelphie, qui n’est pas une si grande ville, et vous voulez trouver quelqu’un qui parle occitan. Je ne pense pas qu’il y ait des meetups d’occitan à Philadelphie mais il y a peut-être des locuteurs d’occitan. L’idée est donc que vous puissiez trouver quelques individus mais vous ne retrouverez pas avec un groupe de dix personnes, c’est la différence entre notre projet et les autres.

 

C’est toujours mieux que Facebook.

Oui, mais Facebook sert plutôt à rester en contact avec les personnes qu’on connaît déjà, alors qu’Amikumu permet de rencontrer de nouvelles personnes.

 

Mais il y a des gens qui utilisent Facebook pour avoir beaucoup d’« amis » qu’ils ne connaissent pas dans la vraie vie.

Cela fait partie de la beauté des réseaux sociaux et des applis : les gens peuvent les utiliser comme ils le souhaitent. Les créateurs avaient de grands plans concernant la manière dont les gens vont les utiliser, et après… J’ai découvert qu’il y avait un docteur à Washington D.C. qui parfois traite des patients qui parlent des langues dont on n’a jamais entendu parler, et elle veut utiliser Amikumu pour trouver des gens dans les environs qui parlent ces langues pour qu’elle puisse avoir des interprètes. C’est une application qui peut sauver des vies et nous n’avons absolument pas pensé à cette possibilité. Nous avons créé un outil de communication, et on ne sait pas comment les gens l’utiliseront plus tard.

 

Vous avez aussi été Espérantiste de l’année en 2015. Qu’est-ce que ça vous fait ?

C’est bien de savoir que mes projets ont un large impact. Et c’est fou de penser que nous avons maintenant plus de 800 000 personnes inscrites aux cours d’espéranto sur Duolingo. Savoir que notre travail touche des milliers de vies est incroyable. J’ai eu la chance, grâce à ça, de répondre à de nombreuses interviews, donc j’ai pu parler de l’espéranto et de tous ces projets.

 

Vous êtes devenu en quelque sorte une pub vivante pour l’espéranto, alors ?

(Rires) Oui, on peut dire ça comme ça. Par ailleurs, ce qui est fascinant avec Amikumu, c’est que nous avons une compagnie espérantophone. La plupart du temps on parle en espéranto, et parfois en anglais quand on discute de sujets économiques ou techniques complexes, à cause du vocabulaire très spécifique que cela implique. Si on a un problème avec le serveur et que je parle avec l’administrateur système qui est basé à New jersey, et que nous avons besoin de régler ce problème rapidement, comme nous sommes tous les deux américains, nous n’avons pas de raison de parler en espéranto. Mais notre graphiste est russe, donc quand nous parlons avec elle, c’est toujours en espéranto. En tout cas généralement nous parlons en espéranto, c’est seulement dans certaines circonstances ou pour des communications externes que nous devons passer à l’anglais. Nous avons aussi un programme d’ambassadeurs linguistiques. La plupart des applis linguistiques sont proposées en 30 langues maximum, et nous voulons qu’Amikumu intègre 7000 langues. Nous nous sommes rendu compte que nous ne pouvions pas nous-mêmes atteindre 7000 communautés linguistiques, donc nous avons des ambassadeurs pour chaque langue. Cela inclut aussi la langue des signes, parce que les locuteurs font face à la même problématique qu’avec l’espéranto. Vous ne savez jamais si la personne à l’autre bout de la pièce peut signer ou pas, et ça peut être compliqué quand les sourds voyagent à l’étranger. J’ai un ami qui est allé à Londres et il veut apprendre la langue des signes britannique. Avec Amikumu, il sera possible de trouver des gens qui pratiquent les différentes langues des signes.

 

À vous écouter, on se dit que votre appli peut peut-être contribuer à préserver les langues menacées de disparition, et qui s’élèvent à plus de 2000 selon l’UNESCO.

Certainement. L’idée c’est qu’il peut y avoir seulement 5 personnes qui parlent la langue que vous cherchez et vous pourrez toujours communiquer avec elles. Par conséquent les gens qui apprennent une langue peuvent rencontrer ceux qui parlent cette langue, mais cela marche aussi pour les personnes qui veulent retrouver leurs racines, comme par exemple des locuteurs d’une langue minoritaire qui déménagent à Mexico et perdent le contact avec leur communauté d’origine. Il y a sans doute aussi des personnes à Mexico qui sont issues de la même communauté, et avec Amikumu ils peuvent entrer en contact.

 

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Viviane Bergue


Voir en ligne : Amikumu

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